vendredi 18 juillet 2014

Tragique

Elle est assise à la terrasse d'un café, devant un gâteau à la rhubarbe et un verre de vin.
Mais elle ne touche ni au verre ni au gâteau tant elle est absorbée par les Tragédies complètes de Sophocle.
Elle porte la beauté charnelle de ses vingt-cinq ans avec discrétion, sans la moindre fébrilité, et je reconnais opérer une vérification régulière de ce parfait tableau d'une si belle jeunesse.
Ce qui me conduit à remarquer assez rapidement que la jeune femme ne tourne jamais les pages de son livre. Déchiffre-t-elle Sophocle en grec ancien ? Apprend-elle un passage par coeur ? Dort-elle les yeux ouverts (comme la respiration lente de sa poitrine pourrait le laisser imaginer) ?
Une observation plus attentive, nécessitant un léger changement de point de vue, m'apporte bientôt la réponse : la jeune femme envoie des SMS depuis trente minutes, son mobile à l'abri dans sa coque choisie, reconnaissons-le, avec un goût certain.
Il est temps de régler l'addition et de retourner prendre ma place à la firme.

mardi 24 juin 2014

Dialogue

Homme 1 : Bon.
Homme 2 : On fait au mieux.
Homme 1 : ... Mais on sait pas comment.

dimanche 25 mai 2014

Western Haïku n°24


Une chaise renversée
Sous un tableau poussiéreux
Jesse dort en paix

mardi 20 mai 2014

Le dix-sept mille deux cent soixante-sixième jour

Un jour, on fait quelque chose qu’on avait jamais fait. 
Ca n’arrive pas tous les jours. Et plus on vit de jours, moins on vit de jours où l’on fait quelque chose qu’on avait jamais fait. Oui. 
Pourtant, dans la soirée de mon 17 266ème jour, j’ai fait quelque chose que je n’avais jamais fait. Un truc sans importance, un truc complètement idiot, mais un truc nouveau. 
Hier, je suis descendu de mon vélo par l’arrière. Je ne sais pas pourquoi. Je n’y avais jamais pensé, je n’avais jamais vu personne faire ça, mais là, arrivant chez moi sur ma bicyclette à pignon fixe, lundi 19 mai 2014 vers vingt heures et quinze minutes, ça m’a semblé une chose à faire. Profitant que ma pédale droite approchait sa position la plus basse, j’ai glissé mon pied hors du cale-pied et l’ai posé au sol ; j’ai lâché mon guidon, soulevé mes fesses en poussant sur mon pied gauche et j’ai laissé la selle partir devant moi ; la pédale gauche approchant à son tour de sa position la plus basse, j’ai glissé mon pied hors de son cale-pied et l’ai posé au sol, en attrapant simultanément la tige de selle pour empêcher mon vélo de poursuivre sa route tout seul. Ca a l’air assez maîtrisé raconté comme ça, mais en réalité, je me suis retrouvé derrière mon vélo sans bien comprendre comment. Mais debout.
En y repensant, je me demande si Zorro ne descendait pas parfois de cheval usant d’une technique similaire… On invente peu, on recycle beaucoup, à vélo ou ailleurs. Mais sur le moment, ça m’a semblé assez neuf. Et c’était bon.

mardi 22 avril 2014

elle

- J'ai vu un film dont il faut que je vous parle.
- Ça parle de qui ?
- J'avais oublié que vous étiez drôle. Ça parle de Théodore. Et, oui, Théodore est comme vous et moi, un quarantenaire normalement désabusé quant aux choses de l'amour, et quant aux choses tout court...
- Et fatalement, son désabusement le désole...
- Fatalement, car Théodore est un animal romantique ordinaire, son cœur de midinette a beau avoir été piétiné cent fois par la désillusion, il bat encore, comme un pathétique petit taureau refusant la mise à mort. 
- Vous êtes bien lyrique, dites-moi.
- C'est un bon film, et je reviens d'Arles. 
- D'accord, d'accord, je vous écoute.
- Bref, comme le monde réel peine à lui offrir la consolation suprême, il va la chercher ailleurs. Elle existe quelque part, elle l'attend et elle s'appelle Samantha. Elle s'appelle vraiment elle-même, ses parents ne lui ont pas donné de nom, Samantha est une intelligence artificielle. 
- Formidable. 
- Quoi, formidable ?
- Puisque l'Autre avec un grand A n'existe pas, il faut l'inventer.
- Oui, c'est ça, mais ce qui est formidable, c'est ce qu'elle devient. Samantha est une intelligence artificielle sensible, évolutive, capable de créer ses propres sentiments, ou plutôt de les découvrir, de les éprouver. Et d'en vouloir davantage. Et Théodore est un bon professeur. Mais si le prof est compétent, l'élève est brillantissime, et elle le dépose assez vite sur place, ayant mieux à faire ailleurs (mais quoi diable, et où ?) qu'assister à l'inexorable œuvre du temps sur la mécanique du cœur. Parce que même si leur amour est pur comme un diamant, c'est quand même le temps qui gagne à la fin.
- Merde, vous m'avez raconté la fin ?
- Vous croyez ? Je sais pas. Ça dépend de quel film on parle. Par exemple, sur la question de la post-humanité, Spike Jonze pose une hypothèse intéressante : si l'humain est celui qui apprend, alors l'intelligence artificielle évolutive est humaine. La machine obéit. Mais la machine intelligente est libre. L'expérience et la culture la libèrent. Ce n'est pas parce qu'elle apprend plus et plus vite que l'homme qu'elle est moins humaine que lui.
- D'accord... Et le corps ?
- Allez voir le film. Il y a une des scènes de cul visuellement les plus réussies du cinéma. Bien bien au dessus du voyeurisme prétendument si sensible de Kechiche. 
- Donc, c'est une histoire d'amour, si je comprends bien...
- On peut dire ça, oui. On écoute une chanson ?


I'm the Man - Asilah