mercredi 27 juillet 2016

Eros et Thanatos sont dans un jardin


Le jardin du Palais-Royal est en friche, l’herbe est haute et les fleurs champêtres. Il ne manque que des vaches. Le soleil est couché, les galeries sont fermées. Ils sont seuls dans le blanc de leur chemise, halos vacillants qui les détachent autant qu’ils les masquent. Elle et lui, debout face à face à une dizaine de pas. Se dévisagent. Ne bougent pas, ne respirent pas, se demandent juste ce qu’ils font là. Est-ce un un duel ou un rendez-vous galant ? Il est blessé. Elle tremble. Ils essaient de se souvenir, mais leur mémoire commence ici. Ils plantent leurs ongles dans le corps de l’autre et se mangent la bouche. Il relève sa robe, elle s’accroche aux grilles. Une lampe s’allume derrière eux dans la galerie, il tourne la tête et le sang jaillit. Son crâne a éclaté sous le coup. Il fait jour. Coquelicots, lapins, pâquerettes, pissenlits, et le crâne de son amant fendu comme un sexe. Elle observe la cervelle qui bat comme un cœur. Qui ne bat plus. Elle comprend qu'elle vient de le tuer. J’ignore pourquoi. Mes gestes ont précédé ma pensée. Mais je ne pensais pas, je sais seulement que je l’aimais, que j'avais une bûche dans la main et que j'ai frappé. Maintenant, il faut moins de rouge, c'est tout. Je jette son corps dans un bassin vert fluorescent, qui tourne aussitôt au rouge sombre. Comme l'herbe du jardin. Comme les murs. Comme le ciel. Je m’évanouis.

Claude Lévêque - J'ai rêvé d'un autre monde

vendredi 22 juillet 2016

Où va le monde ?

- Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
- Pardon ?
- Je me suis réveillé en disant cette phrase "Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?". J’ai dû passer la nuit sur la croix...
- Comment vous vous sentez ?
- Un peu mal partout, mais normal, j’imagine.
- …
- Bonjour, au fait.
- Ah oui, bonjour.
- ... Je me disais que tous nos dieux avaient disparu ou étaient en train de disparaître. Même les plus récents comme Georges Marchais, ou Bernard Tapie.
- Il est mort, Tapie ?
- Non, mais il n'existe plus.
- Oui, d'accord.
- Je continue. Les dieux meurent. Même les vrais. Quelques personnes croient encore à Jésus, mais personne n'attend plus rien de Zeus ou de Poséidon. C'est fini pour eux.
- C’est vrai, les dieux vivent deux à trois mille ans et puis ils disparaissent, on dirait.
- C’est un problème. Surtout quand il n’y a pas de relève.
- Oui, c’est dur de vivre sans croire. On ne sait plus où va le monde.
- Oui, c'est ça, j’ai l’impression.
- Il y a l’amour.
- Oui, mais ça dure généralement moins de trois mille ans.
- Un peu moins, oui. 
- Oui.
- On regarde quelque chose ?
- Evidemment.

mercredi 20 juillet 2016

Comme des frites

Le 12 ne répond plus, la tour blanche est perdue
On replie l’échelle, on a coupé la lance
Les flammes sont en transe, les pompiers sont trempés
On transpire un peu fort pour un mois de janvier
Il n’en reste que deux, reclus là-haut dedans
Riant comme des fous ? Enamourés jusqu’aux dents
Ont-ils la tête à la fête comme des allumettes ?
Couchés en chien d’fusil, mourant pour la fratrie ?
Non, écoutez! Ils pleurent. Ils pleurent tant et sans fin
Qu’à la toute fin le feu s’éteint (le feu s’éteint)
Et c’est encore plus triste, tout ce noir dans ce noir
Après tant de chaleur, rien de rien que ce rien
Alors ils pleurent encore, mais de toute leur essence
Et le feu se ranime, comme les mots ont un sens
La nuit s’éclaire du carburant de leurs âmes
Les pompiers bâillonnent la sirène, retrouvent leur femme
N’ont pas le cœur à jouir, mais ne savent où aller
Et pour mieux s’endormir, les engrossent sans broncher
Ca ronfle déjà quand les crétins crépitent
Faut croire qu’ça les amuse de finir comme des frites

Et quand il n’y aura plus rien à brûler, il n’y aura plus qu’à pleurer
Et quand il n’y aura plus rien à pleurer, il n’y aura plus qu’à brûler
… 

lundi 18 juillet 2016

Don McCullin est un voyant

Quand Don McCullin photographie la campagne anglaise, on voit les soldats qui n’y sont pas ; le ciel est chargé des conflits à venir ou des incendies passés ; les chemins dessinent le passage des auto-chenilles et des bataillons isolés ; les trous d’eau masquent tant bien que mal les cratères d’obus. Et on pense forcément que ces traces de guerre absentes des paysages sont dans les yeux du photographe, sinon comment les verrait-on ? Quand Don McCullin photographie les sans-abri de Londres fin 60, ils ont le même regard que ceux des réfugiés des zones de guerre qu’il couvrira plus tard, le même désespoir et la même incrédulité, le même déracinement. Qui rappelle qui ? Quoi précède quoi ? Quand Don McCullin photographie Palmyre en 2006, il voit que ces colonnes auront pris la place de leur ombre quelques années plus tard ; l’homme maîtrise le temps et l’espace ; il sait ce qui va se passer et quand. Pour choisir calmement exposition et cadre au milieu des balles, il faut forcément savoir certaines choses extraordinaires. Quand on sort de son expo, évidemment, le ciel d’Arles est en guerre. Don McCullin est un voyant.

Dans le ciel

mercredi 13 juillet 2016

Reptilien

- Bonjour.
- Bonjour.
- Planchon dit que le théâtre est là pour mettre en scène les conflits humains. Deux personnages sur la même scène, face à face, en conflit. La poésie exprime tous les sentiments, mais n'est pas adaptée à la tragédie. Les écrivains peuvent explorer l'âme humaine, mais les grands auteurs de théâtre concentrent leur art sur les conflits humains. Le hasard n'a pas sa place dans ces intrigues, pas de quiproquo ou d'incompréhension entre les personnages, ou alors comme simples péripéties. Ce sont leur volonté qui s'opposent, sur le fond, dans leur essence. Et aucun n'a tort. Et aucun ne peut se rallier à l'autre. C'est tragique.
- Le théâtre comique existe aussi.
- Oui.
- Même dans l'art classique.
- Oui oui. Vous saviez que les toilettes du Carrousel du Louvre sont payantes ? 2€50!
- 2€50 ?!? C'est énorme.
- Oui, il paraît que les Chinois refusent de payer. Alors ils forment un cercle et l'un d'eux chie au milieu.
- Non ? Vous les avez vu faire ça ?
- Non.
- C'est dingue.
- Oui.
- On regarde quelque chose ?
- Oui.

Lunecarne

mardi 12 juillet 2016

La fête noire

- Bonjour
- Bonjour. Vous êtes toujours en colère ?
- Bah oui. Vous avez une info à me donner pour que ça change ?
- Euh, il a fait beau deux trois jours...
- Mmh, super.
- Mais ça n’a pas duré, non.
- Non.
- Qu’est-ce qui vous amène ?
- Je me disais qu’on passe beaucoup de temps à craindre la mort, et quand on trouve quelques astuces assez convaincantes pour en avoir un peu moins peur, notre angoisse se déplace aussitôt ailleurs et c’est pire. Même si c’est peut-être mieux.
- C’est pas clair clair votre affaire…
- Oui, je précise. Vous connaissez les mots d’Epicure “Aussi longtemps que je suis là, elle n’y est pas, et quand elle est là, je n’y suis plus“ ?
- Oui.
- Oui, eh bien je me disais que ne plus être là, c’est ça la souffrance, c’est entrer dans le néant. Mais on ne peut pas entrer dans le néant, puisqu’on ne peut pas être dans le néant, donc on ne peut pas y souffrir…
- Oui, c’est pas faux, mais c’est un peu l’idée d’Epicure justement.
- Sûrement, mais ce n’est pas mon point. Aussitôt je me dis que si la mort est moins un sujet, c’est de ne pas savoir vivre qui en devient un plus grave. Mécaniquement. Et ça m’angoisse. Même si la mort reste quand même un sujet…
- Oui, quand même…
- Bah oui.
- Qu’est-ce qui vous paralyse le moins, la peur de la mort ou la peur de ne pas savoir vivre ?
- Difficile à dire… La première diminue peut-être un peu mais comme l’une s’ajoute à l’autre… Et j’ai bien peur de ne pas pouvoir choisir.
- Bien sûr, mais commencez par prioriser. Si la mort vous fait moins peur, pensez-y plus souvent, ça vous évitera de trop vous angoisser de ne pas savoir quoi faire de la vie.
- Donc, pour vivre mieux, je dois penser plus à la mort, vous croyez ?
- C’est discutable, je vous l’accorde.
- Disons que c'est assez noir comme perspective.
- On a un truc à regarder ?
- Bien sûr. Un truc festif.

dimanche 10 juillet 2016

La capsule


Ses poumons avaient grandi. Et peut-être son sexe aussi, mais c’était moins sûr. Sa cage thoracique s’ouvrait comme les deux battants d’une fenêtre et son diaphragme voletait comme un papillon. Il songea à une vie sous-marine, intra-utérine, un temps d’avant la mémoire. Il était présent là maintenant comme alors, entièrement. Les dimensions réduites de la capsule l’apaisaient. Il ne souffrait d’aucune claustrophobie, au contraire, il flottait sans contrainte dans l’espace infini, la capsule faisant office de nouvelle enveloppe dont les hublots remplaçaient avantageusement ses lunettes. Il souriait sans y penser, le regard perdu dans le noir. Il ne manquait rien. Rien ne manquait. C'était donc là qu'il fallait vivre. Il espéra un bug millénaire, une rupture de faisceau qui interdirait tout retour. Tout était si doux ici, si rond. Le silence vous embrassait derrière l’oreille et l’atmosphère vous caressait comme une mère. Il s’endormit. A son réveil il survolait des forêts de conifères en feu, puis des déserts ocre, et des mers et des glaciers et des étendues gazeuses indéfinies, des surfaces indescriptibles et des couleurs inconnues, et la nuit et le jour si ça voulait encore dire quelque chose. Il dériva des siècles et la capsule atterrit au sommet d’une colline. On aurait juré l’Auvergne dans le futur, ou Paris au XIXe siècle. Mais peu importe, que ce soit ici ou ailleurs, hier ou demain, on atterrit toujours au présent, c’est la conjugaison qui veut ça. La capsule est sur le flanc, immobile. Il respire profondément, il reste là.

dimanche 3 juillet 2016

Jamais de beau temps dans ce pauvre paysa-ageu

- Michel Rocard est mort.
- Oui.
- J’aimais beaucoup ce Monsieur.
- Oui.
- Sa pensée me faisait du bien, c’était toujours éclairant. Et intègre autant que je pouvais en juger. Savoir que quelqu’un réfléchit bien, c’est rassurant, non ?
- Si.
- Ca ne vous fait rien, vous, qu’il ait disparu ?
- Si, si. Mais il était assez âgé…
- Oui, on est tous mortel, je suis au courant. Mais certains départs nous laissent plus seul que d’autres. 
- C'est vrai.
- Vous vous souvenez de la phrase de Desproges ? "Le jour de la mort de Brassens, j’ai pleuré comme un môme, alors que le jour de la mort de Tino Rossi, j’ai repris deux fois des moules."
- Je croyais que les moules c’était pour la mort de Rika Zaraï…
- Non, il me semble bien que c’était Tino Rossi… Rika Zaraï, c’était une histoire de boudin oriental…
- Ah oui, peut-être…
- En tous cas, je voulais dire que pour moi c'est plutôt très Brassens que Michel Rocard soit mort. Les gens qui disparaissent, le temps qui passe... Oui, je sais, c’est atrocement banal.
- Ca vous fait du bien de le dire ?
- Quoi ? Que c’est banal ?
- Non, que cette disparition vous attriste.
- Je sais pas si ça me fait du bien…
- A quoi vous pensez ?
- … Et puis, Michael Cimino. Tous ces titres nuls qui disent qu'il a passé la porte du paradis... Alors que c’est magnifique La porte du paradis, c’est un autre Badlands, c'est l'Amérique, violente, romantique, désespérée... Et Voyage au bout de l’enfer, c’est inoubliable, même si c’est un horrible titre, cette référence ratée à Céline. Alors que le titre original était parfait.
- Vous êtes en colère ?
- Bah oui, évidemment. Pas vous ?
- Bah...
- "Bah…" Vous n'êtes pas triste, vous n'êtes pas en colère, vous m'écoutez m'énerver et vous ne dites rien. Vous n’avez rien à me dire, vous ?
- C'est vous qui parlez. C'est comme ça.
- "C'est comme ça..." Pfff... Vous êtes vraiment désespérant.
- On regarde quand même quelque chose ?
- La chanson la plus bluesy que je connaisse, alors. Je l'ai apprise à la maternelle et je l'ai jamais oubliée. Et il y a une version de Brassens avec Nana Mouskouri sur youtube. C'est pas Rika Zaraï, mais c'est pas mal non plus.