lundi 20 novembre 2017

Goldorak dans l'entre-deux


Traversant la crête d’un reste de forêt de bord d’autoroute, le soleil blanc illumine à contre-jour une douzaine de poids-lourds inertes. Ces boîtes multicolores bien alignées, luisantes de condensation, organiques et rassurantes, témoignent d'un ordre des choses, d'une organisation pour l’heure en sommeil, qui se mettra bientôt en branle, chaque camion gagnant sa destination, livrant ici où là ce qui est attendu, ce qui fut commandé par quelqu’un quelque part, produit et emballé par quelqu’un d'autre ailleurs. Mais ce qui m’émeut au passage de cette aire d’autoroute filmée en travelling tient à autre chose qui peine à se frayer un chemin dans ma conscience brumeuse, souvenir de jeu d’enfance où les camions quittaient les boîtes de chaussures au petit matin pour s’inventer des destins californiens, ou bien réminiscence de Goldorak, transformer anthropomorphique aux super pouvoirs, animé par un humain logé dans sa tête abritant lui-même un cerveau dans sa tête, comme ces routiers endormis dans leur cabine, qu’un café va bientôt remettre en route. Frontière floue entre l’homme et la machine, émotion diffuse pour la route, pour ce qui éloigne et ce qui relie, l’entre-deux.

vendredi 6 octobre 2017

Autour de maintenant

- Bonjour.
- Je vous reconnais.
- Ah, on est devenu comique.
- N’exagérons rien. Comment allez-vous ?
- C’est toujours difficile à dire.
- Bien sûr. Mais vous êtes là.
- Oui.
- Donc vous avez des choses à me dire.
- Bah justement, ce serait pour vous dire pourquoi je viens moins vous voir.
- Parce que vous allez mieux.
- Je ne sais pas, peut-être. Mais c’est surtout parce que j’ai envie d’être le plus possible au présent, et quand on parle c’est rarement le cas. On dit ce qu’on a pensé, ce qu’on a vécu, ce qu’on a compris. Ou ce qu’on aimerait faire, changer, ce qu’on projette, ce qu’on craint… On parle au présent, mais si peu du présent. Quand on parle, on n’est pas là, sauf si on pense en parlant, en direct, ce qui est assez rare et pas toujours passionnant pour l’autre.
- Oui… Peut-être. En revanche on écoute au présent, je crois.
- Oui, mais quand je viens vous voir, c’est vous qui écoutez et moi qui parle, donc vous, vous êtes peut-être au présent, mais pas moi, et c’est ce qui m’ennuie.
- D’accord. Et donc vous parlez moins ?
- J’essaie.
- … Ce que vous dites sur la parole, c’est comme les photos, on croit saisir du présent et on ne produit que du passé.
- Sauf que plus on prend de photos, plus on vit au présent, plus on se concentre sur le présent.
- Pas faux. Donc, plus on vit au présent, plus on produit de passé…
- J’ai l’impression, oui. Mais tant que je n’y vis pas, ça me va.
- …
- Je crois qu'il faut suivre son corps, le corps ne sait pas vivre autrement qu’au présent, la pensée anticipe, le corps réagit, désire, demande, il faut le laisser partir devant, et s’y accrocher. Et se taire.
- On regarde quelque chose avant que votre corps vous emmène ailleurs ?
- Avec joie.

jeudi 24 août 2017

Arizona

Une terre rouge parsemée de pierres dont les éclats du même argent que le ressort qui vibre à l'horizon vous percent l'œil.
Sur le dos d'un cheval - au pas, et c'est déjà un exploit - un sac d'os va et vient perpendiculairement au déplacement de sa monture, balancier silencieux du métronome d'un pianiste absent.
Pour simplifier, appelons ça un homme - aux connaissances limitées, mais qui n'a pas encore perdu la raison, qui fait confiance à ses sens pour savoir que le soleil n'est pas à des millions de kilomètres, mais à un souffle de lui, celui du diable, sinon comment expliquer cette morsure permanente sur la peau, cette pression implacable, et ces tempes hystériques qui ont juré de défoncer son crâne. Un homme dont toute la fortune repose au fond d'une gourde en peau de chèvre, et qui lorgne le canyon qui vient de tomber du ciel (oui, ces choses-là arrivent) comme un pourvoyeur d'ombre inespéré. 
C'est un coupe-gorge, certes, mais il l'a trop sèche pour faire le difficile alors il s'engouffre dans le goulet, les yeux d'abord fermés, redoutant le mirage - s'il se souvenait du geste, il se signerait. Quand il desserre ses paupières, il ne voit rien de plus ; après tant de lumière ses pupilles ne savent plus s'ouvrir, il lui faudra se fier à autre chose pour croire à quelque chose. Ses épaules frôlent les parois, et leur contact lui est si doux que le petit homme pense à sa mère. Il n'est pas différent des autres, il cherche juste à rentrer chez lui, recoller les morceaux, se blottir dans les bras qui lui manquent, se réunir. Il ne s'explique pas sa chance, mais ce canyon a été dessiné pour lui, exactement à sa taille, pour son bon plaisir, la dernière pièce du puzzle jusqu'ici manquante. Il n'ira pas plus loin, son cheval s'écroule sous lui, au cœur de son Arcadie. 

lundi 31 juillet 2017

Mon cartable Concorde

Le cartable Concorde est mon deuxième cartable. Le premier était plus petit, en tissu je crois, de deux bleus différents, jean et bleu franc, avec des catadioptres orange sur les fermetures. Je le préférais, mais j’imagine qu’il fallait en changer. Et nous avons choisi celui-là. Je n’aimais pas sa matière plastico-cuir, et ce marron uni était trop sérieux, petit monsieur, je m’en rendais compte, mais j’aimais tellement le Concorde, sa finesse, son nez articulé pour dégager la vision du pilote au décollage et à l’atterrissage, ses ailes effilées, fuyantes, même à l’arrêt il fonçait comme une fusée. En vol, il atteignait Mach 2, deux fois la vitesse du son, ça me laissait sans voix, tempête dans un crâne pour se figurer un avion qui allait deux fois plus vite que son bruit. Le soir, en rentrant de l’école, avant d’ouvrir mon cartable pour commencer mes devoirs, j’avais toujours un regard pour son Concorde gravé. J’avais du respect pour ce cartable, il était moderne comme le Concorde. Le temps passe à Mach 2, au moins.