samedi 24 juin 2017

Etrangement, les cheminées de la centrale nucléaire ont l'air de fumer normalement.

Impossible de lire dans ce wagon, on ne peut pas appeler ça une voiture, je vous assure, et encore moins « un espace ». J’avais pourtant réservé une place isolée en première dans l’espoir de m’offrir une relative tranquillité, mais finalement pas donc.
Quand je suis monté en gare d’Arles, la voiture était presque vide, il n’y avait que ce type en pantalon de survêtement gris informe, mais ses déplacements incessants ont tout de suite donné le ton. L’homme est difficile à ignorer : il respire comme un bœuf, mesure plus de deux mètres et bouge absolument sans arrêt - il va se lever quatre fois entre Arles et Avignon, opérant je ne sais quel micmac entre la voiture-bar et les toilettes, et s’aspergeant à chaque courte pause d’une solution hydro alcoolique qui utilisée dans ces proportions présente forcément un danger pour la peau sinon pour les poumons. Sa suractivité ne l'a même pas gratifié d'un corps athlétique comme le révèle un trop court tee-shirt blanc sale qui laisse voir un nombril protubérant, nœud mal fait sur un ballon trop gonflé. Dieu que cet homme est vilain, vous savez, de ces laideurs antipathiques qui dérangent vraiment, non, je n’exagère pas, ces choses arrivent et personne n’y est pour rien, sauf ses parents peut-être, mais eux-mêmes en héritiers de gènes qui nous feraient remonter trop loin, et s’il n’y a aucun réel coupable à trouver, pour l’heure il y a une victime, et c’est moi.
Mais ces problèmes visuels et olfactifs ne sont rien à côté du déferlement sonore qui envahit la voiture sitôt passée la gare d’Orange. Une sexagénaire (le mot n’est pas très heureux, mais je vous assure qu’il convient à la dame) très agacée par sa compagne un peu plus âgée qu’elle et peu rompue au maniement de facebook sur mobile, l’engueule dix minutes durant sans reprendre sa respiration. J’ai beau appeler à l'aide mon casque Bose et les Stooges, rien à faire, l’exaspération de la dame se révèle impossible à masquer sans risquer de devenir complètement sourd. C’est étonnant comme la colère de certaines personnes transpire littéralement de tout leur être, pendant que d’autres, comme moi, la récupèrent comme des éponges. La bile des uns dans le corps des autres. Si l’image vous déplaît, dites-vous que c’est autrement pire à vivre. 
Dans un réflexe de survie, mes yeux fuient sa bouche pour atterrir sur ses pieds où des lettres manuscrites multicolores imprimées sur le coup de pied de ses Timberland proclament : « I love you to everyone ». Alors que je me concentre sur la mystérieuse syntaxe de cet improbable message, un nouveau trio nous rejoint en gare de Montélimar : papy mamie raccompagnent leur petit-fils à la capitale. Si la grand-mère est ordinairement discrète, le grand-père me fait l’effet d’une grenade dégoupillée dont l’explosion se trouverait régulièrement reportée de quelques secondes. Combien de déplacements de valises est-il capable d’opérer ? Combien de « mais c’est pas vrai merde quel bordel de merde » peut-il enchaîner ? « Mais tu comprends vraiment rien de rien, on est assis là et pas là. Mais oui ! Mais non enfin ! C’est bien la 34 ? La 34 ! La 34 ou pas ? Hein ? La 34 ? Bah oui, c’est ce que je disais, la 34 ! Oui, la 34 elle est là ! Bah oui enfin ! Tu comprends vraiment rien… ». Heureusement, la mamie a préparé des sandwiches qui clouent pour un temps le bec de son emmerdeur. Pendant la pause offerte par le pain de mie-thon-mayonnaise, un couple de furieux traverse l’allée en courant. Le monsieur est affublé de l’exacte coupe de cheveux du seigneur Du Guesclin, frange taillée à la serpe en parfaite réplique d’une rangée de dents supérieures qui recouvrent spectaculairement sa lèvre inférieure. Derrière lui, agrippée à sa blouse, une femme au strabisme exceptionnel et au sourire de démente pousse des petits cris aigus. Il faut s’y résoudre, ce train est maudit. Je renonce définitivement à lire. Parfois la défaite est inévitable, et il vaut mieux employer ses dernières forces à l’accepter.
Mais qu’est-ce qu’il mange, le grand-père ! Il enfourne sa deuxième banane d’affilée. Deux bananes après le gros sandwich au thon ! Il engloutit littéralement son angoisse, c’est fou. Son petit-fils lui offre un dessin nul gribouillé de couleurs nulles. Incapable d’en dire du bien, le vieux connard lui rend aussitôt son dessin de merde en soupirant. Cet homme est donc capable d’un comportement sensé, preuve qu’il ne faut jamais tout à fait désespérer.
Du Guesclin et la sorcière repassent dans l’autre sens, doublés par deux nouveaux monstres, plus petits mais aussi repoussants. Ca alors ! Ce sont les enfants du géant au pantalon de survêtement : une fille de douze ans terriblement ingrate et un petit cochon un peu plus jeune. Probablement assis avec leur mère dans une autre voiture, ils sont venus rendre visite à leur géniteur. Le fils crie « Papa, j’ai fait caca, tu me donnes du gel ? ». Ca ne s’invente pas une horreur pareille. C'est bien le fils de son père, et s’il porte un jean dégueulasse à la place du pantalon de survet, il partage avec lui un goût immodéré pour la solution hydro alcoolique. Je me fais le serment de ne plus jamais acheter de cette saloperie.
Nous venons de dépasser les centrales nucléaires, elles ont l’air de fumer normalement, je suis surpris, c’était un bon jour pour en finir avec l’humanité.