lundi 31 décembre 2018

Eparpillé


- Je ne sais plus.
- Quoi ?
- Rien.
- Ah, tout va bien alors.
- Non, je ne sais plus rien.
- ...
- C'est très difficile, non ?
- Quoi ?
- Tout.
- Mais encore...
- Bah, être tellement imparfait. Aveugle. Inconscient. Rater autant. Aimer mal. Etre égoïste, velléitaire, incohérent...
- Ouh la !
- Quoi ?
- Ca fait beaucoup.
- Je commençais à peine.
- Prenons incohérent, par exemple. Qu'est-ce qui vous fait vous sentir particulièrement incohérent ?
- Par exemple, je me réjouis assez franchement que des milliers de personnes prennent enfin la parole, et s'ils doivent brûler des voitures pour qu'on les écoute, ça ne me pose pas de problème, je m'étonne plutôt que ça ne soit pas arrivé plus tôt. Pour autant, je ne porte pas de gilet jaune moi-même.
- Parce que ce n'est pas votre style. Vous êtes coquet.
- Oui, c'est ça. Je suis coquet. J'ai pris l'ascenseur social, je suis pas pressé pressé de redescendre à pied.
- Ca peut se comprendre.
- Pas tellement, justement. J'ai pris ce qu'on me donnait sans me poser trop de questions.
- On vous a donné quelque chose.
- Pas exactement. C'était là, je l'ai pris.
- Vous auriez dû faire quoi ?
- Remettre en cause le système.
- Ah ouais.
- Oui, on ne découvre pas aujourd'hui que le capitalisme produit de l'injustice. Même à quinze ans, je le savais.
- Et vous n'avez pas fait la révolution.
- Non.
- Quelle honte.
- Bah, un peu, oui.
- Et sinon, ça va ?
- Je peux pas me plaindre. Sauf de moi, c'est ce que je commençais à vous dire...
- Vous reviendrez.
- Oui.
- On regarde quelque chose ?
- Oui.

dimanche 14 octobre 2018

Dans le bleu


Pierre vient d'accrocher la toile au-dessus du divan, pas que ce soit spécialement pratique, mais c'est le seul pan de mur libre.  
Il l'a punaisée avec précaution sous le regard de Black qui, maintenant que l'automne est là, préfère le point d'observation du divan à la fraîcheur du tapis.
C'est une vue du Cannet, au premier plan jaune tournesol, très lumineux, et à l'horizon vespéral, mauve, avec un ciel filant au rouge ; comme deux heures éloignées de la journée réunies dans un même espace, ou comme un ciel normand qui se serait invité sur la côte d'azur.
Il a posé son pinceau, il ne sait pas bien regarder, le pinceau à la main, l'action prend le pas, la main devance l'oeil. Il a besoin de cette pause, du regard de Pierre sur le travail de Bonnard.
Pierre décèle une faiblesse au niveau des premières collines, derrière la ligne d'arbres qui borde le village, un manque de densité, une facilité. Dans le bleu. Sur la table, dans la boîte ouverte, les couleurs n'ont plus longtemps à attendre.
Il le savait, il n'est pas allé se laver les mains avant d'accrocher la toile. Une retouche, une seule, il se le promet, ces reprises sont dangereuses, il faut savoir s'arrêter juste avant d'avoir terminé.
Black a entendu quelqu'un derrière la porte, mais Marthe n'entrera pas, elle sait qu'Edouard est là pour la journée, et qu'il n'est pas venu prendre le thé.

Bonnard par Vuillard

mercredi 3 octobre 2018

Western Haïku n°28

Dans sa maison blanche
Il twitte chaque jour que Dieu fait
Mon Dieu, faites-le taire

vendredi 28 septembre 2018

Quand c'est l'apocalypse, c'est l'apocalypse, Carpentier.

Immortels

- Oh, un revenant.
- Non, c'est juste moi.
- Quand même, ça fait une éternité.
- Pas tout à fait.
- Comment allez-vous ?
- Ca va.
- Ca me fait plaisir de vous voir.
- Moi aussi.
- Vous avez bonne mine. Calme et bronzé.
- Non, c'est ma peau. C'est quand je suis ému. Ou quand il fait froid. 
- Vous avez froid ?
- Non.
- … 
- Vous avez vu Coin-Coin et les z'inhumains ?
- Non. C'est la suite du Ptit Quinquin ?
- Oui, si on veut. Je pense à la scène où Coin-Coin dit à Eve que même si elle est gouine ou n'importe, il l'aime quand même infiniment.
- Oui.
- Vous devriez voir ça.
- D'accord.
- Et sinon, j'ai envie qu'on écoute ça.

mardi 25 septembre 2018

Sauve qui peut (la vie)

Une scène d'adieux, et de la dynamite au milieu. Il attend sur un quai de gare. Elle arrive à vélo, en pédalant au bord du quai. Elle s'arrête à sa hauteur. Un train surgit, dans son dos à elle, à fond de train, sans arrêt en gare. Elle est trop près de la voie, en danger. D'un bras aimant, il les rapproche de lui, elle et son vélo. Il lui dit : « Je voulais te dire... », mais le train les frôle alors, dans un vacarme simplement réaliste. De lui, nous n'entendrons pas un mot de plus. Le train est passé. D'elle, on entendra juste ça : « C’est vrai. Mais c'est pas triste. »
Pour une critique sensible de Sauve qui peut (la vie)
http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=93
http://www.gerardcourant.com/index.php?t=ecrits&e=92

mardi 18 septembre 2018

Chez ma grand-mère, au 45 rue Jean-Noël Pelnard

Chez ma grand-mère, au 45 rue Jean-Noël Pelnard, à Fontenay-Aux-Roses, cette exacte tapisserie de papa cerf, maman biche et bébé faon, était accrochée au-dessus du buffet de la salle à manger. Elle me terrorisait, cette tapisserie, je pèse mes mots. Les feuillages touffus cachaient tous les loups du monde, serpents, tigres, sorcières, monstres, ogres. Terreur d'enfant, et tristesse insondable, aussi. Nature vivante morte, figée, grise, sombre, pas un rai de soleil dans la clairière, pas un Pan-Pan sautillant, pas une grenouille dans la mare au diable. Pas de ciel, pas d'horizon, poussière tu es, poussière tu retourneras.
J'étais pourtant souvent assis en face, allez savoir pourquoi, les enfants aiment les animaux, non ? Alors je tournais la tête vers la fenêtre, cherchant la voie ferrée derrière les voilages ondulant dans le courant d'air, pour attraper un RER au passage, qui m'emporterait loin de la forêt maudite.
En tombant sur l'oeuvre de Daniel Spoerri, au musée d'art moderne de la ville de Paris, j'ai retrouvée intacte l'atmosphère du 45, rue Jean-Noël Pelnard, et malgré son collage pied-de-nez en 3D, j'ai replongé dans la même sinistre forêt profonde. Une tapisserie murale fanée, comme une capsule d'éternité.
Daniel Spoerri

vendredi 14 septembre 2018

Philip Roth en Corrèze

Mickey Sabbath, le héros du théâtre de Sabbath de Philip Roth, retrouve à plusieurs reprises Drenka Balich, son amoureuse, au cimetière de Madamaska Falls, où elle est enterrée. Je ne suis jamais allé à Madamaska Falls, mais en passant cet été devant le cimetière de Meilhards, en Corrèze, j'ai vu la très exacte description de Philip Roth. Une fulgurance, d'une évidence incontestable, la silhouette de Mickey Sabbath disparaissant justement derrière la petite cabane en haut de l'allée à l'instant où je stoppais mon véhicule.

Meilhards, Corrèze, France














J'ai alors pris une photo pour comparer avec le cimetière de Madamaska Falls, Maine, que Google ne manquerait pas de me montrer, mais pour le trouver j'ai dû être souple avec l'orthographe et la précision géographique. En effet, rien de plus approchant que le St David Catholic cemetery, sur l'US Highway 1, à la sortie de Madawaska, avec un w à la place du m. 
Il vous suffira de lire, ou de relire, Le théâtre de Sabbath, pour vérifier que Meilhards remporte haut-la-main ce comparatif.

Madawaska, Maine, USA